Faut-il protéger les créations des intelligences artificielles ?
L’intelligence artificielle (« IA ») est de plus en plus présente dans nos vies. Cette technologie est sur le point de révolutionner le monde de la publicité, voire de l’art [1]. Plus incroyable encore, l’IA pourrait modifier notre compréhension des phénomènes physiques [2]. Les retombées potentielles de ces avancées sont excitantes (ou inquiétantes pour les plus pessimistes).
Comme toujours avec les nouveautés, le droit a une ou plusieurs longueurs de retard. Un sujet particulièrement épineux concerne la protection à accorder aux créations issues de l’IA. Cette question fera probablement l’objet de longs débats. A ce stade, je me propose d’exposer simplement la problématique.
Une propriété intellectuelle fondée sur les limitations humaines :
Le droit des brevets permet de protéger une solution technique inventive. Le droit d’auteur permet de protéger l’expression originale d’une idée. Tant l’examen de l’originalité que de l’inventivité[3] sont fondés sur les capacités humaines. Un auteur ou un inventeur, en raison de son temps limité, doit effectuer des choix quant aux démarches créatives qu’il souhaite poursuivre. Cela n’est vrai que dans une moindre mesure lorsque ces démarches sont entreprises par une IA qui est capable de travailler 24 heures sur 24 et qui dispose d’une puissance de calcul gigantesque. Une fois le champ de recherches défini, l’IA est capable, comparée aux facultés humaines, de tester une infinité d’hypothèses.
Premier écueil à la protection des créations de l’IA : il est souvent exigé que l’inventeur ou l’auteur soit une personne physique. En effet, de nombreux ordres juridiques excluent expressément que l’auteur d’une œuvre puisse être autre chose qu’un humain[4]. De même, l’inventeur d’une invention en droit suisse est nécessairement un être humain. L’office européen des brevets (« OEB ») a également récemment rendu une décision dans ce sens[5].
Des difficultés sous l’angle du droit d’auteur et du droit des brevets :
En plus des exigences d’intervention humaine, citées ci-dessus, il existe aussi d’autres difficultés pour reconnaître une protection aux créations de l’IA, liées aux concepts utilisés dans le cadre des droits d’auteur et du droit des brevets.
Le droit suisse ; en matière de droits d’auteur fait appel au concept d’unicité statistique pour apprécier le caractère individuel d’une œuvre[6]. Appliqué au contenu littéraire, le raisonnement suivi est qu’il est statistiquement impossible que deux auteurs rédigent au mot près le même paragraphe (ceci en raison du nombre possible de combinaison de mots). Or, il est concevable pour une IA de chercher toutes les tournures de phrases possibles pour exprimer une idée. Il est donc possible, voire probable, que deux IA génèrent indépendamment des paragraphes identiques.
En droit suisse, on évalue le caractère non évident de l’invention. Pour faire face à cette problématique, l’OEB a développé l’approche « could-would » qui consiste dans le cadre de l’examen de la non-évidence à examiner si un homme du métier : i) pouvait arriver à la solution technique envisagée et ii) serait arrivé à la solution envisagée, à la lumière de l’état de la technique. En d’autres termes, l’état de la technique suggérait-il la solution au problème retenue. Cette approche repose sur le mode de fonctionnement de la pensée humaine, faite d’intuition et de préconceptions. En revanche, une IA testera systématiquement les solutions envisageables, rendant ainsi le caractère non évident difficile à évaluer.
Quelles sont les justifications à l’octroi d’une protection ?
En règle générale, les droits de propriété intellectuelle sont considérés comme étant nécessaires à l’innovation. En effet, pour quelle raison une entreprise se lancerait-elle dans un coûteux processus de recherche et développement, si son concurrent pouvait par la suite simplement copier son invention ? Quelle incitative aurait un artiste ou un écrivain si le fruit de son travail n’était pas protégé ?
Cependant, concernant les créations de l’IA la problématique est différente. Dans ce cas, il est indéniable que l’investissement en ressource et l’inventivité nécessaire sont moindres.
Toutefois, le développement d’une IA est indéniablement coûteux et chronophage. Ladite IA sera certes protégeable par les droits d’auteur[7]. Cela est cependant insatisfaisant si cette IA a pour vocation de créer des œuvres d’art, ou des inventions.
Comment protéger justement les créations de l’IA ?
Protéger les créations des IA de la même façon que les créations humaines récompenserait de manière disproportionnée les programmeurs des IA. En revanche, ne pas protéger du tout les créations des IA serait un frein à l’innovation.
Je suis d’avis qu’il faudrait créer de nouveaux types de protection pour les créations de l’IA. La durée de protection octroyée, ainsi que les critères d’octroi devraient être adaptés afin de tenir compte des spécificités liées à l’IA.
Il existe pour l’heure une importante incertitude juridique. Quelle que soit la solution retenue, il est important que le régime applicable aux créations de l’IA soit clarifié. Dans le cas contraire, il est à craindre que le développement de cette technologie s’en trouvera freiné.
A condition que le droit s’adapte, nous pourrions assister à d’incroyables avancées. La créativité humaine pourrait-elle être révolutionnée grâce au concours de l’IA ? Faut-il au contraire se méfier de l’autonomie de ces logiciels, qui pourrait un jour ressembler à Skynet (IA du film Terminator) ?
[1] Une IA a créé 24 affiches publicitaires pour dix marques. Chaque lot de 24 a été créé en une minute et le résultat est troublant.
[2] Une IA mise au point par Columbia University parvient à résoudre des problèmes physiques en utilisant des variables alternatives, pour l’heure inconnues.
[3] Pour reprendre la terminologie des lois : le caractère individuel – art. 2 al. 1 LDA et la nouveauté – art. 7 LBI.
[4] Le tribunal fédéral exige que l’œuvre repose sur une volonté humaine. L’article 3 al. 1 de la convention de Berne protège les ressortissants d’un pays de l’union. Enfin, en droit américain des droits d’auteur, les créations « non-humaines » sont exclues.
[5] Plus précisément, l’office européen des brevets a indiqué que l’inventeur figurant dans la demande de brevet doit être un humain (https://www.epo.org/news-events/news/2022/20220706_fr.html).
[6] A ce sujfet Cf. ATF 130 III 168 / JDT 2004 I 285
[7] Par souci de simplicité, nous n’entrerons pas dans les détails concernant la possible brevetabilité des logiciels.