Rolex vs Artisans de Genève : l’heure du jugement a sonné pour la personnalisation de produits de marques
De l’iconique Alpha Giulia revisitée par Totem automobili en passant par la multitude d’artistes peignant sur des sacs Louis Vuitton ou des jeans Levis, la personnalisation d’articles de marques a le vent en poupe
L’horlogerie suisse ne fait pas exception. Le Tribunal fédéral s’est ainsi très récemment prononcé (TF 4A_171/2023 du 19 janvier 2024, destiné à la publication) sur la légalité de l’activité de « customisation » d’objets de marques dans un litige opposant Rolex à Artisans de Genève SA ; un atelier spécialisé dans la personnalisation de garde-temps. Le Tribunal fédéral n’ayant jamais eu l’occasion de se prononcer à ce sujet, des précisions étaient attendues — probablement avec une certaine anxiété — par les milieux concernés (tuning, bijouterie, haute couture, maroquinerie de luxe) au vu de ses répercussions sur leur modèle d’affaires.
Comportement reproché à l’atelier de personnalisation
En l’occurrence, non seulement Artisans de Genève SA procédait à la demande de ses clients à des modifications sur des montres apportées par ceux-ci ; mais Rolex a pu démontrer que dans un cas l’atelier a aussi vendu à un client mystère une Rolex Daytona modifiée pour un prix incluant l’acquisition de la montre originale ainsi que la personnalisation de celle-ci.
Loin d’y voir un hommage, ce comportement n’a pas manqué de provoquer l’ire de la célèbre marque à la Couronne qui voyait notamment une violation de son droit exclusif sur sa marque.
Selon Rolex, une société commerciale ne pourrait pas proposer, contre rémunération, des services en modifications de produits de marques à moins d’obtenir l’accord du titulaire ou d’ôter la marque. Seul le client aurait le droit d’apporter lui-même des modifications, sans recourir aux services de tiers, en se prévalant d’un usage à titre privé de la marque.
En première instance, la Cour de Justice de Genève a suivi Rolex et a interdit à Artisans de Genève d’offrir ses services de personnalisations sur des Rolex et d’utiliser la marque de la manufacture tant dans sa publicité que sur ses réalisations. L’atelier a donc recouru contre la décision auprès du Tribunal fédéral pour défendre son activité.
Le droit de personnaliser d’après le Tribunal fédéral
Dans son arrêt, notre Haute Cour rappelle tout d’abord que le rôle d’une marque est de distinguer les produits ou les services d’une entreprise par rapport à ceux d’autres entreprises de sorte que le consommateur puisse les retrouver dans l’abondance de l’offre.
Le titulaire d’une marque dispose ainsi du « droit exclusif » d’en faire usage pour distinguer ses produits ou services enregistrés et d’en disposer (art. 13 al. 1 LPM). Ce droit connaît cependant plusieurs limites.
Premièrement, le droit exclusif à la marque est limité à un usage « dans les affaires ». C’est-à-dire qu’il est orienté vers le marché (« vers des tiers externes ») ; par opposition à un usage privé ou limité à l’intérieur d’une entreprise. Le fait que l’utilisation ne se fasse qu’à des fins idéales ou ne génère aucun chiffre d’affaires est en revanche sans incidence.
Deuxièmement, ce droit est aussi limité par le « principe de l’épuisement » qui veut que le droit exclusif de commercialisation d’un bien protégé par une marque s’éteigne en principe lors de sa première mise en circulation sur le marché. Autrement dit, une fois que le titulaire ou un tiers autorisé par celui-ci a aliéné un produit portant une marque, l’acquéreur peut en faire ce qu’il veut (l’offrir, le revendre ou le transformer).
Cela étant rappelé, le Tribunal fédéral distingue deux situations en ce qui concerne la personnalisation d’objets de marques :
- L’entreprise de personnalisation fournit, à la demande de ses clients, ses services sur des objets de marque leur appartenant et qui leur sont ultérieurement restitués, sans que l’objet concerné ne soit remis sur le marché ;
- L’entreprise de personnalisation commercialise directement des objets de marque qu’elle acquiert elle-même et les cède ensuite à ses clients après les avoir modifiés sans ôter la marque originale sur ceux-ci.
Dans ce 1er cas, le Tribunal fédéra, arrive à la conclusion que la customisation d’un objet de marque, effectuée à la demande et pour le compte de son propriétaire en vue de son usage personnel, ne porte en principe pas atteinte à la fonction distinctive de la marque. En effet, faute de remise sur le marché, il n’y a pas de risque de confusion possible et donc d’atteinte à la fonction distinctive. Dans ce contexte la personnalisation est admise sans qu’il soit nécessaire d’ôter la marque ou d’obtenir l’autorisation du titulaire.
Au passage, le Tribunal fédéral souligne que la position de Rolex consistant à réduire la notion d’usage privé aux seules modifications effectuées personnellement par le propriétaire de l’objet de marque va trop loin. En effet, la modification de certains produits nécessite forcément l’assistance d’un spécialiste et les juges de Mon Repos ne voient donc, à juste titre, aucune raison légitime à cette distinction.
En revanche, la Haute Cour estime qu’il en va différemment dans le second cas visé, soit lorsque l’entreprise de customisation acquiert elle-même et cède ensuite à ses clients les objets personnalisés.
À cet égard, le Tribunal fédéral relève d’abord que le principe d’épuisement n’est pas absolu et que les produits modifiés par des tiers postérieurement à leur mise en circulation initiale par le titulaire constituent justement une exception permettant de faire obstacle à la remise sur le marché des produits.
Dans un pareil cas, la marque originale est, en effet, utilisée et remise sur le marché par l’entreprise de personnalisation d’une façon qui pourrait pousser le public cible à identifier à tort le produit personnalisé comme étant celui du titulaire de la marque. La marque ne remplit ainsi plus sa fonction d’identification, car elle ne désigne plus l’article d’origine, mais un produit ayant subi des modifications sans l’assentiment du titulaire.
Au vu de ces éléments, le Tribunal fédéral a partiellement admis le recours d’Artisans de Genève en ce qui concerne la personnalisation d’articles appartenant aux clients.
Risque de contournement et protection potentielle par le droit d’auteur
Au vu de cette nouvelle distinction jurisprudentielle, on peut imaginer certains ateliers de personnalisation proposeront peut-être à l’avenir un service de courtage pour contourner le régime prévu par cette jurisprudence. Il serait probablement difficile d’y voir un abus de droit si ce service est également ouvert aux clients qui ne souhaite pas personnaliser leur article et si celui-ci est rémunéré à part.
Pour conclure, il faut encore relever que la personnalisation d’objets de marques pourrait dans certains cas aussi se heurter au droit d’auteur, en particulier le droit à l’intégrité de l’œuvre (art. 11 LDA) ou le droit de distribution (art. 10 al. 2 lit. B LDA). Pour être également protégé par un droit d’auteur, l’objet devrait cependant bénéficier d’une originalité (« individualité ») suffisante, ce qui est relativement rarement le cas pour des œuvres des arts appliqués.